Une nouvelle primée au concours des Éditions du Basson 2017.
Pierre,
le début
C'est dans les années cinquante que j'ai
commencé à travailler à Charleroi, Bruxellois arrivé un peu par hasard au Pays
Noir. En ce temps-là, la région était attirante pour un jeune ingénieur. Les
industries florissantes et les charbonnages pouvaient en séduire plus d'un. Ce
fut mon cas pour mon plus grand malheur.
Pourtant, tout avait bien commencé. Le travail
était intéressant et c'était bien payé. J'avais un logement de fonction situé
près du puits saint Antoine où je travaillais et je m'étais vite fait de
nombreux amis. J'étais invité un peu partout et très souvent, j'invitais au
restaurant en remerciement. Aussi bien ville basse que ville haute, on trouvait
d'excellentes tables et très rapidement, je suis devenu un client fidèle de ces
bonnes maisons. C'est d'ailleurs là que j'ai fait connaissance de Gabrielle.
Jeune femme charmante, elle était née à
Marcinelle et venait de terminer des études de pharmacienne. Elle avait repris
l'officine familiale et y faisait de bonnes affaires. Georges, un ami commun
nous avait présentés l'un à l'autre et cela avait été le coup de foudre. Moins
d'un an après notre rencontre, nous étions mariés malgré les réticences de nos
parents.
Les années ont passé, vite, trop vite. Le temps
d'avoir deux enfants, je me suis retrouvé sans emploi. Le puits saint Antoine
n'était plus rentable et allait être bientôt fermé. C'est ce que m'a déclaré
Monsieur Lenoir, le gérant, en me tendant une lettre dont j'ai deviné le contenu.
Étienne Lenoir était un homme dur et sans pitié. Au charbonnage, tous ses
ouvriers le craignaient et peu de personnes trouvaient grâce à ses yeux. Un
patron style XIXe siècle, persuadé d'être seul maître de
"son" charbonnage et prêt à tout pour contenter ses actionnaires.
Gabrielle,
le début
Dans ma famille, on est pharmacien de
génération en génération. J'ai succédé à mon père qui avait succédé à son père
à la tête de l'officine créée en 1904. J'étais la première fille de la lignée. Fille
de bourgeois, je fréquentais la bonne société de Marcinelle, commune riche
située au sud de la ville.
Georges, un ami de papa, avait eu l'idée
d'organiser un grand repas pour son anniversaire et c'est là qu'il m'avait
présenté Pierre, un jeune et bel ingénieur civil des mines au puits saint
Antoine. Malgré l'opposition de nos deux familles, nous nous étions mariés et
la naissance de nos deux filles avait rapidement arrangé les choses. Nous
formions un couple riche, heureux et sans histoire. Nous habitions le grand
appartement au-dessus de la pharmacie.
Ce jour-là, contrairement à son habitude,
Pierre est rentré tôt. J'ai entendu ses pas dans l'escalier et j'ai profité
d'un moment de calme pour monter. Il était débout près de la fenêtre. Il m'a
tendu une lettre.
"Ce salaud de Lenoir est arrivé à ses fins
!"
Pierre était licencié à partir du lendemain.
Certes, il y avait une grosse prime en compensation, mais il se retrouvait
chômeur comme le plus petit des mineurs du puits saint Antoine qu'on allait
fermer pour cause de mauvaise rentabilité. Monsieur Lenoir partait lui aussi.
Il était appelé à un poste plus élevé, à la direction générale du groupe
financier propriétaire de l'exploitation.
Pierre,
l'écrivain
Il fallait absolument que je retrouve du
travail. À moins de cinquante ans, on est encore jeune, non ? J'ai tout essayé
et partout je recevais la même réponse, trop vieux, peu au courant des
nouvelles technologies. Enfin, tout ce que chaque demandeur d'emploi entend à
longueur d'entretien d'embauche.
C'est Gabrielle qui m'a donné l'idée : "Et
si tu écrivais ?"
Depuis longtemps j'avais envisagé de rédiger un
bouquin sur ma vie. C'était peut-être le moment… Mon stylo courrait tout seul sur
de grandes feuilles de papier lignées. Cela venait d'un seul jet comme si
j'avais toujours voulu faire cela. Quand j'étais content de moi, je recopiais
avec ma vieille machine à écrire. En quelques mois, j'avais pondu plus de trois
cents pages sur la vie d'un jeune ingénieur dans le monde minier du Charleroi
des années cinquante-soixante.
Avec mes relations, j'étais sûr de trouver un
éditeur. Ce fut le désenchantement : "Trop long, trop plat, trop ceci,
trop cela, pas assez…"
Bref, personne ne voulait de ma prose.
J'ai corrigé, réécrit, modifié, amélioré. En
vain, la réponse était partout la même.
Découragé, j'ai abandonné mon projet et je me
suis consacré à faire du bénévolat dans les écoles. J'ai vécu là beaucoup de
moments enthousiasmants. Grâce à moi, des dizaines de gamins ont réussi leur
vie, et j'en suis fier.
L'année touchait à sa fin quand j'ai lu qu'un
Salon du Livre allait se tenir à Charleroi. Enfin, quelques intrépides allaient
oser l'impensable ! Ma ville allait-elle enfin connaître une petite embellie
culturelle ?
J'ai repensé à mon manuscrit et sans trop
d'espoir, je l'ai envoyé à un nouvel éditeur spécialisé en récits régionaux. Le
résultat ne se fit pas attendre. Un simple SMS : "super intéressé, prendre contact avec Isabelle Lenoir 0495…"
Le lendemain, je me trouvais dans un bureau calme situé en pleine ville.
Isabelle Lenoir m'a accueilli avec le sourire
et nous avons discuté devant un café.
"Je fais partie du comité de lecture et
j'ai particulièrement apprécié votre récit. Mon père travaillait lui aussi dans
un charbonnage et il m'a tant raconté…"
"Votre père… Étienne Lenoir ? S'agit-il
d'Étienne Lenoir ?"
"Vous le connaissiez ?"
"Si je le connais ! Il était gérant du
puits saint Antoine, où j'ai travaillé pendant toute ma carrière."
"Je me demande toujours comment les
mineurs pouvaient ainsi travailler sous terre. Je crois que je serais morte si
j'avais dû descendre. Moi, qui ne supporte pas les endroits clos, j'ai peur
même dans un simple ascenseur."
Puis elle a ajouté : "Mon père est mort
l'an dernier…"
Je n'ai rien répondu.
J'ai revu plusieurs fois Mademoiselle Lenoir
pour mettre le livre au point. Elle m'a demandé de recopier mon manuscrit sur
ordinateur et quand ce fut fait, nous avons passé de nombreuses heures face à
face. Elle parlait, donnait ses ordres et n'écoutait guère. Comme un automate,
je corrigeais, je changeais l'une ou l'autre phrase, je peaufinais mon texte
sous sa direction.
"Vous pouvez faire encore mieux"
était son leitmotiv.
"Forcez-vous un peu, que diable ! Je me
demande comment vous avez pu travailler avec mon père ! Lui, c'était un vrai battant,
un homme de décision, je suis tellement fière d'être sa fille !"
Gabrielle,
dans l'ombre
Pierre en a bavé ! Son livre n'intéressait
personne et il était désespéré jusqu'au jour où l'école voisine lui a proposé
de venir aider des gosses en difficulté. Il s'est senti revivre et est très heureux
des résultats obtenus.
Depuis peu, Pierre n'en revient pas. Son vieux
manuscrit a trouvé preneur ! Régulièrement, il va travailler avec son éditeur
pour que son livre soit prêt pour le prochain Salon du Livre de Charleroi.
Il parle peu et je ne le questionne pas. C'est
son enfant, son œuvre et je ne veux pas intervenir. Je me contente de
l'encourager, de lui dire que la vie valait la peine d'être vécue et que je
serai sa première vraie lectrice. Il ne veut même pas me révéler le titre, choisi
avec soin, prétend-il !
Il travaille toujours avec une sorte de rage de
bien faire qui ne m'étonne pas de lui. Je le connais, mon Pierre, c'est un
perfectionniste !
Pierre,
face à ses lecteurs
J'ai bien vendu "Le noir pays", la
couverture en noir et blanc attirait l'œil des visiteurs et la 4e de
couverture n'a laissé personne indifférent. Pensez donc, un ancien de la mine
racontant sa vie plus de trente ans après la fermeture du dernier charbonnage
de la région, le Roton à Farciennes…
Le dimanche tirait à sa fin et tout le monde
remballait ses affaires. Vers vingt heures, nous n'étions plus que nous deux,
Isabelle et moi. Son patron était parti reconduire un de ses auteurs fétiches.
Le grand hall était vide. Isabelle m'avait demandé de terminer le rangement avec
elle. Bientôt, il ne resta plus que quelques chaises, j'en pris quatre et elle
me suivit vers le fond en portant les deux dernières. Elle les a posées dans le
cagibi, à côté des autres. J'ai brutalement fermé la porte et j'ai fait tomber un
gros madrier juste contre la porte. Un malheureux concours de circonstance,
cette porte bloquée ! Elle hurlait, je me suis éloigné lentement. J'ai descendu
le lourd volet métallique, je suis sorti par la petite porte latérale et j'ai
fait le tour du bâtiment. Pas un cri n'arrivait dehors. Seul le bruit des
voitures passant sur le ring juste au-dessus rompait le silence. Ma voiture
était devant, bien rangée rue de la Villette. Quelques minutes après, j'étais
chez moi.
Gabrielle voulut savoir si le second jour avait
été pareil au premier. Elle était venue le samedi et avait observé de loin les
visiteurs qui passaient devant moi, qui s'arrêtaient souvent longuement et
repartaient parfois avec mon livre en main. Puis, elle s'était approchée pour
écouter : "Les gens sont bêtes, ils disent tous la même chose. On croirait
que tous tes lecteurs ont travaillé dans la mine ! C'est marrant", m'avait-elle
raconté à mon retour.
Le lendemain matin, j'ai reçu un coup de
téléphone de mon éditeur s'étonnant de ne pas voir Isabelle.
"Je l'ai quittée vers vingt heures, elle
rangeait les dernières chaises dans le cagibi du fond. Elle m'a demandé de
fermer le volet…"
"Je file là-bas…"
Quelques minutes après, le téléphone sonnait.
Il avait retrouvé le corps d'Isabelle. Horriblement claustrophobe, elle n'avait
pas supporté de rester accidentellement enfermée durant quelques heures.
J'imaginais déjà les titres des journaux : "Un malheureux accident au Salon du
Livre"…